Le bateau lui file le cafard. Il n’y a sérieusement rien à faire là-dessus et elle se voit déjà rester une semaine à ne rien faire, à s’ennuyer tout simplement et à vouloir en finir de sa vie en se jetant dans la mer. Bon, peut-être pas à ce point, mais ce n’est pas loin en tout cas. Segen détache ses yeux verts de l’eau pour les porter alors sur l’un des mats face à elle et elle se surprend à pousser un soupir. Elle sera certainement mieux là en haut. Elle n’a même pas hâte de visiter l’intérieur du bateau, surtout en se rappelant la saison précédente et le sadisme dont peut faire preuve la Vieille Fée. La rousse laisse ses doigts courir le long de la balustrade du pont et finit par détourner son regard vers la mer. Dans son autre main elle tient une coupe de champagne qu’elle porte à ses lèvres. Elle ne fume pas, mais elle aurait bien aimé avoir une cigarette là, ne serait-ce que pour occuper ses mains et ne pas penser au désastre que doit être l’endroit où ils vont dormir.  Finalement Segen se recule, dans l’optique d’aller faire un tour pour voir mieux comment est le pont du bateau, ou même simplement se transformer en mouette pour pouvoir voler à côté. Sauf qu’en se retournant, elle ne calcule pas vraiment son geste et ne se doutait pas vraiment que quelqu’un se tenait derrière elle. Elle le percute de plein fouet et voit déjà sa coupe de champagne se renverser sur l’inconnu. « Non, non, non… » marmonne-t-elle soudainement paniquée et sa main libre vient taper son front alors qu’elle finit par reculer, se retrouvant contre la balustrade, et elle relève son regard vers la personne. Oh non pas lui. Segen se retient tout juste de lever les yeux au ciel en voyant qu’il s’agit de Reno, l’imbécile qui a cru bon de la reprendre lors du prime. « Un retour de karma, on dirait. » Un sourcil se hausse légèrement alors que ses yeux se reposent sur le jeune homme un instant, quittant la tâche de champagne qui s’élargie sur son torse. Tant pis. Quelle idée on a aussi de coller d’aussi près une fille, seule, et surtout dans le noir. Certainement l’un de ces vieux détraqués qui dégoûtent Segen au plus haut point.

Je n’ai vraiment aucun repère sur ce foutu bateau, et la bridée a disparu de la circulation. Elle m’a abandonné comme un pauvre type, peut-être parce qu’elle n’a pas apprécié que je lui broie la main en lui ordonnant de me servir de bouée de sauvetage. J’en sais rien, mais en voyant une silhouette se promener sur le pont je me dis que c’est l’occasion rêvée pour me faire indiquer les chambres histoire de m’endormir avant qu’on lève l’encre et que ça me file l’envie de dégobiller. Je m’approche suffisamment près pour identifier ma cible qui se révèle être –mauvaise surprise- poil de carotte. Merde, je pouvais pas avoir un peu plus de chance ? Elle fait volte-face alors que je m’apprête à effectuer un demi-tour, déversant sa coupe de champagne sur ma chemise blanche. « Quelle conne. » J’ai aussitôt la veine du cou qui palpite dangereusement et la mâchoire qui se serre alors qu’elle laisse échapper un couinement en reculant comme si elle venait d’apprendre que sa mère était morte. Rah mon dieu une vraie cruche, qui abandonne son air paniqué lorsqu’elle m’identifie, comme si elle venait de comprendre que ses minauderies étaient sans effet sur moi. Je siffle entre mes dents à sa remarque, baissant les yeux sur la tâche qui se colle à mon torse dans une sensation particulièrement désagréable. « C’est pas moi qui pousse les autres candidats en les traitant comme des moins que rien avec un air de pimbêche plaqué sur le visage. » Je fais remarquer, juste comme ça. Parce que si un karma devait se retourner, ce serait plutôt contre elle. Et j’attrape son verre brusquement pour le balancer par-dessus bord, m’avançant vers elle pour la coincer entre la balustrade et mon corps. « Mais peut-être que le tien ne va pas non plus tarder à te tourner le dos. » Je souffle comme une menace en cherchant vainement un endroit où glisser ma main. Putain sa tenue est un vrai bunker, pas moyen d’y faufiler un doigt pour la faire flipper un peu. D’un côté ce serait peut-être une mauvaise idée étant donné ma nature, déjà que je commence à me sentir un peu trop bizarre à la mater d’aussi près. « T’es sûre de pouvoir survivre sans tes domestiques ? » Je l’interroge d’un ton méprisant, parce qu’étant donné son comportement je l’imagine bien fille unique pourrie gâtée habitant dans une vaste demeure de la capitale.

Ses sourcils se froncent sous l’insulte et elle se pince les lèvres, redressant un regard furieux vers Reno. C’était lui qui la collait presque dans le noir et c’était elle la conne ? Ce pauvre idiot mériterait une claque. Et lorsqu’il reparle du prime, un sourire moqueur étire les lèvres de Segen. C’était donc ça, le pauvre n’avait toujours pas digéré qu’une pauvre fillette le pousse pour passer. « Au vu de cette exagération, je ne peux que me féliciter. Mes doigts ont à peine effleuré ton torse pour que je puisse me frayer un chemin, je t’ai donc fait si peur que ça ? » murmure-t-elle, son ton aussi moqueur que son sourire alors qu’elle hausse légèrement un sourcil. Cependant, lorsqu’il s’approche pour la bloquer contre la balustrade, elle sent son sourire disparaître. A quoi joue-t-il ? Il jette son verre et lance sa menace. Segen fronce un instant ses sourcils, suivant le saut de son verre et ne peut s’empêcher de pousser un léger soupir. Elle est à deux doigts de lui demander s’il est content de lui mais il se rapproche beaucoup trop à présent. Elle lève sa main pour l’interposer entre son torse et elle, évitant sa tache de champagne. « Ca va, tu as finis les menaces ? Je te prierais de reculer et de me laisser respirer autre chose que ta connerie, parce que je ne sais pas pour toi mais si on finit par-dessus bord j’espère que tu sais nager. » Ses doigts exercent une légère pression sur son torse pour lui signaler qu’il est temps de reculer. En revanche, sa remarque suivante la laisse perplexe un instant. Des domestiques ? Il a cru qu’elle était la Reine d’Angleterre, ou bien ? Un rire sec passe ses lèvres alors que son visage s’approche du sien, ses yeux verts plantés dans les siens et son souffle se mêlant au sien un instant. « Je crois que tu fais erreur sur la personne. » Et elle lève son pied gauche pour écraser celui de Reno à l’aide de son talon avant de se dégager de son étreinte et de s’éloigner de quelques pas sur le côté avant de l’observer, les poings serrés.

Peur ? Est-ce que j’ai une gueule à avoir peur de poil de carotte ? C’est clair qu’elle n’est pas toute fine et qu’elle a les yeux d’un chihuahua –ce qui est en soi relativement flippant-, mais faut rester sérieux deux secondes. Je me contente d’ignorer superbement sa répartie aussi blessante qu’un ballon en mousse, tentant l’intimidation pour lui fermer le clapet. Sauf que voilà, même si ça fait disparaître son sourire triomphant elle continue de jacasser. Exaspérante. Et le pire, c’est qu’elle parvient à me déstabiliser l’espace d’une seconde en parlant de nager, et j’éprouve comme une sensation d’angoisse en me rappelant que ce n’est pas parce que je ne la distingue pas dans l’obscurité que la flotte n’est pas là, tout autour de nous. Je ne prête même pas attention à sa main sur mon torse que j’aurais habituellement repoussée de façon violente, à ses mots qui s’écrasent sur mon visage et qui narguent mes pulsions de satyre, à ses yeux verts qui scrutent les miens. Non, je suis bien trop préoccupé à m’imaginer couler au fond de l’océan, confirmant que ce voyage sur l’eau peut avoir un bon côté : me détourner de mes instincts primaires. Mais le bateau n’a pas encore pris le large et je parviens à reprendre contenance au moment où elle m’écrase violemment le pied de son talon aiguille. « AH LA PUTE ! » Je laisse échapper avant de serrer les dents, tournant mon regard assassin dans sa direction. Ok, calme-toi mec, reste zen. Tu vas t’faire virer si tu t’excites, t’as pas envie de te faire virer pas vrai ? Non. Et pourtant je m’avance de nouveau vers elle d’un pas, constatant que je ne suis visiblement pas le seul à frémir de rage, les mains de la jeune fille se recroquevillant instinctivement. « Qu’est-ce que tu comptes faire maintenant, me foutre un poing dans la gueule ? » Et je lâche dans un souffle moqueur. « Me fais pas rire. » Accompagné d’un regard provocateur et d'un visage qui se penche légèrement comme pour lui faciliter le travail. Je me dis que si elle frappe la première, mon prochain coup sera justifié. Allez, frappe poil de carotte.

Segen hausse légèrement un sourcil l’air de dire ‘‘oh, vraiment ?’’ lorsque cet imbécile la traite de pute. Il ne sera pas le premier au moins. Et elle essuie la remarque tout simplement avant de se redresser pour le regarder. Et lorsqu’il fait allusion à ses poings serrés, elle remarque alors qu’elle n’y avait même pas prêté attention. C’était sous le coup de l’énervement. Reno fait même le coup de la provocation, quel crétin, comme si elle était assez bête pour tomber dans son jeu de gamin. A la place, elle relâche doucement ses doigts, desserrant ainsi ses poings. « La pleine lune approche, si j’étais toi je ferais gaffe, c’est bien à ce moment que je pourrais venir te bouffer. » Elle se fend d’un sourire, dévoilant ainsi des crocs de loup avant de les faire disparaître. Ce n’est qu’une remarque comme ça, mais le pauvre allait devoir faire attention. Sa joue tendue la fait presque rire, elle s’approche alors de lui à nouveau, prête à lever la main, mais à la place elle dépose un baiser sur sa joue avant de se reculer en haussant un sourcil. « Si on te frappe, tend l’autre joue. » conclut-elle dans un sourire avant de s’éloigner du jeune homme, peu intéressée par des jeux de ‘‘mets moi une claque’’ alors qu’elle vient à peine d’arriver. Plus tard peut-être. En attendant elle prend place sur l’une des chaises pliantes et s’y allonge, croisant ses jambes en observant le ciel et les étoiles. C’est peut-être le seul avantage a être sur ce bateau. Et elle en oublie presque la présence de l’autre énergumène debout près de la balustrade. « Tu devrais rentrer, quelque chose me dit que tu vas avoir le mal de mer. » lui lance-t-elle simplement sans quitter le ciel du regard.

Bon, ce n’est visiblement pas ce soir que je vais obtenir mon ticket gratuit pour abîmer son beau visage. Parce que ses doigts se desserrent lentement, et c’est probablement mieux comme ça. « Effrayant. » Je me recule légèrement, étonné par sa réplique qui laisse sous-entendre qu’elle appartient à une meute quand je l’avais placée parmi les humains. J’étais pourtant convaincu que c’était ainsi qu’elle avait été annoncée par la vieille, mais étant donné les perpétuelles contrariétés auxquelles j’avais été soumis ce soir, il est possible que je me sois un peu emmêlé les pinceaux. Deuxième bizarrerie : je n’éprouve aucun désir d’éternuer. Alors à moins qu’elle passe des heures à se nettoyer à la brosse et qu’elle détient des fringues ‘réservées à la forme humaine’, il y a un truc qui ne tourne pas rond. Pourtant les crocs qu’elle dévoile ne laissent aucun doute possible quant à sa nature de louve, et ce paradoxe me plonge dans une réflexion qui abaisse toutes mes défenses naturelles et les réflexes visant à repousser instantanément tout contact indésirable. Ce qui explique que le baiser qu’elle dépose sur ma joue demeure impuni, et que je me contente de lever un doigt en ouvrant la bouche sans parvenir à l’insulter d’une quelconque manière. Parce que là, tout de suite, j’ai envie de la sauter. Alors je lui tourne le dos tandis qu’elle s’éloigne vers une chaise, m’accoudant à la rambarde en levant les yeux au ciel, une grimace de frustration déformant les traits de mon visage. Merde. Merde. Ça me saoule. « Parce que le mal de mer est plus supportable enfermé dans une pièce ? » Je lâche en tournant mon visage pour scruter son visage concentré sur la contemplation du ciel sombre. « C’est étrange pour une louve, d’être aussi à l’aise sur un bateau. » Et je hausse un sourcil parce que cette histoire m'interpelle, étant donné la gueule de l'autre loup-garou quand on lui a appris la nouvelle -assez semblable à la mienne, d'ailleurs-.