Je descends les marches quatre à quatre. C'est la nuit. Certains dorment, d'autres ont le mal de mer, les derniers rêvassent en bord de mer en espérant trouver le sommeil bercés par les vagues. Moi, je sais pertinemment que je ne dormirai pas ce soir. Trop d'excitation, trop d'agitation autour de moi, font que je ne suis pas encore tout à fait à mon aise. En fait, dès que je suis hors de mon milieu naturel, je ne suis plus moi-même. C'est comme si je devais m'orner d'un masque pesant pour montrer une autre facette de moi, et dieu sait à quel point c'est difficile de m'adapter aux nouvelles situations qui m'échappent. Pour l'instant, j'ai parlé à peu de monde. Et ce n'est pas plus mal. Il me faut du temps, toujours plus de temps, pour redevenir peu à peu moi-même et enfin pouvoir m'ouvrir aux autres. Ce qui n'est pas évident pour moi et ma carapace difficile à percer. Mes cheveux bruns descendent en cascade sur mes reins et flottent au rythme de mes pas qui s'accélèrent. Je descends, encore et toujours. Je visite les câles du bateau. Jusqu'à tomber sur une pièce que je n'ai pas encore découverte jusqu'à présent. Une salle de bain assez atypique s'offre à mes yeux. Un grand miroir reflète ton image. Cet autre moi m'apparait et m'effraie. Assez. D'un geste précipité je passe mon visage sous l'eau, afin de me débarasser de tous ces artifices qui m'encombrent. Mon moment de quiétude est brisé par un son peu agréable à l'oreille ; quelqu'un gerbe à côté de moi. Je hausse les sourcils, irritée d'avance par ces mauviettes qui ne supportent pas le moindre voyage en mer. « Ça ne va pas fort, hein? » Je reconnais mon partenaire, et me courbe délicatement pour voir s'il va réussir à passer la soirée quand même. « Putain j'espère que t'as d'autres ressources quand même, s'ils m'ont foutue avec une mauviette ça va pas le faire. » Même si je le charrie, je pense à cent pour cent ce que je viens de dire.

Ce bateau est un cauchemar flottant, cette aventure une farce géante. Il existe pourtant des centaines d’autres moyens de gagner du pognon, mais non, il avait fallu que je me précipite dans la gueule du loup au lieu de me contenter de participer à un jeu télévisé inoffensif, de battre un record ou de gratter un ticket de loto magique. Et maintenant j’en paie les conséquences, avachi sur le trou censé servir de chiottes qui m’a aspergé la gueule d’eau de mer à deux reprises. J’ai l’impression qu’un gnome est enfermé dans mon estomac et qu’il s’amuse à danser la lambada uniquement pour essayer de me faire vomir mes tripes, histoire de me décrédibiliser aux yeux des autres candidats. Et il y parvient assez bien, puisque je ne tarde pas à me courber en deux pour rejeter mon sandwich à la mer avec toute la classe que ça implique. Mais je n’ai pas le temps de me féliciter d’avoir accompli mon œuvre à l’abri des regards puisqu’une voix s’élève dans mon dos, et je me crispe instantanément en me mordant violemment la lèvre, mes doigts se serrant autour de la ‘cuvette’ de fortune tandis que j’identifie l’oiseau de nuit qui s’approche un peu trop près. Elle engage la conversation, comme si de rien n’était. Elle est sérieuse ? Ça n’se voit pas là, que j’ai TOUT sauf envie qu’on vienne me tape un brin de causette, encore moins si c’est pour souligner mon état pitoyable. Je me demande un instant si elle n’est pas suicidaire, me retournant pour lui jeter un regard glacial. « C’est pas moi qui suis épais comme une ficelle à rôti. » Je fais remarquer parce qu’à première vue, un mec en train de gerber a l’air plus menaçant que sa silhouette de squelette. J’attends quelques secondes avant de détourner les yeux, plongeant ma main dans l’eau de mer histoire de me rincer la bouche. Puis je me laisse glisser sur le sol, le dos appuyé contre le mur. Dans d’autres circonstances je serais probablement monté sur mes grands chevaux en la provoquant en duel, mais là tout de suite, je suis tout juste bon à ramper. Alors je me dis que je pourrais tout simplement me contenter de me comporter comme un con antipathique. « Je sais jouer de la flûte à une main. » Et mes lèvres s’étirent en un sourire parfaitement hypocrite. Le pire, c'est que c'est vrai. « T'as mieux peut-être ? » Ouais, en même temps j'essaie de savoir ce qu'elle peut faire d'autre que frétiller de la nageoire.    

Il a l'air vraiment mal. En même temps, quelle idée. Quelle idée de participer à une telle émission lorsqu'on est si fragile. L'océan est une immense partie du monde magique et il était évident qu'on se retrouverait en présence d'eau à un moment ou à un autre. Je n'aurais peut-être pas parié sur le fait que l'on soit tous envoyés sur un bateau dès le premier soir, mais tout de même. « T'as un peu de vomi qui reste là. » De loin, je tapote le coin de ma bouche pour lui faire comprendre qu'il doit nettoyer la sienne. Dégueulasse. « Y'a pas un mec pour guérir les gens sur ce bateau ? C'est pas vrai, quoi. Tu sais nager au moins ? Dis moi qu'tu sais nager. » Dis moi qu'tu sais nager ou j'te tue, mes yeux semblent lui dire. Je le fusille du regard même si le pauvre, ce n'est pas sa faute. Enfin si, sa faute de s'être inscrit alors qu'il ne semble visiblement pas à la hauteur. Il s'adosse par terre et tente de reprendre ses esprits. Je le charrie, évidemment il en fait de même. Mais sa remarque me blesse. J'ai pourtant l'habitude de ce genre de remarque, mais venant d'une femme, j'aurais identifié ça comme de la jalousie. Là, je ne sais pas quoi dire. Alors, je ne dis rien. Je cligne des yeux avant de chercher un peu partout dans les placards. J'aimerais lui faire un remède de chez moi, une potion aux algues qui remet sur pieds n'importe qui. Pas parce qu'il le mérite, mais parce qu'il est mon partenaire et qu'il est hors de question d'avoir un boulet enchaîné à mon pied, un binôme malade dès le premier jour. Je veux un homme fort. Mais il n'y a pas tous les éléments alors, j'estime qu'un placebo fera l'affaire. Je lui tends la mixture que je viens de préparer en deux-deux. « Faudrait arrêter de râler si tu veux paraître sympa, tu crois pas ? » Je ne doute pas qu'il le soit ; sans doute son mal de mer qui le rend particulièrement exécrable, mais il faut avouer que pour l'instant il ne s'est pas montré sous son meilleur jour. « Enfin à moins que ça fasse partie de ta stratégie. » Je roule des yeux d'un air las. « Sauf qu'on est pas adversaires toi et moi j'te rappelle. » j'ajoute en le fixant sans ciller. Une façon de changer de sujet. Hors de question de lui dire quels sont mes pouvoirs, il le découvrira bien assez vite.

Comme si ce n’était pas suffisamment humiliant comme ça, la brune me fait remarquer que j’ai un morceau de vomi au coin de la bouche en me demandant si je sais nager, deux réflexions auxquelles j’évite soigneusement de répondre en me laissant retomber sur le sol. Franchement, j’aurais jamais pu deviner qu’être à l’aise dans l’eau était une condition sine qua non pour participer à cette émission. Jamais ô grand jamais on n’avait exigé des candidats de la première saison qu’ils embarquent sur un bateau avec des sirènes à tous les coins de couloir. Peut-être qu’elle sait grimper aux arbres, tirer à l’arc, retrouver la trace d’un gibier, hein ? Non, et on ne lui demande pas de le faire putain. Quand on intègre des satyres et des centaures, on ne les fout pas dans l’arche de Noé. Je me contente de soupirer en l’observant s’agiter autour des placards, m’imaginant qu’elle a correctement interprété mon silence en négation, aussi j’espère qu’elle ne s’en servira pas plus tard pour en tirer avantage, si on reste tous les deux jusqu’au moment où chacun jouera pour sa pomme. Et elle me tend une mixture bizarre au-dessus de laquelle je plante mon nez. Ça pue cette merde, à tous les coups elle essaie de m’empoisonner pour se venger. J’y trempe un doigt avec méfiance sans même la remercier, le glissant entre mes lèvres en constatant avec étonnement que le goût est moins repoussant que l’apparence. « Qui te dit que j’ai envie de paraître sympa ? » Qu’elle se détrompe, c’est loin d’être mon objectif. C’est vrai, j’essaie de faire des efforts pour m’intégrer, mais ‘être sympa’ c’est un bien grand mot. En tout cas ça ne risque pas d’être stratégique, parce que les plans et moi ça fait deux. « Puis je sais pas si tu t’imagines le contraire, mais t’as pas non plus l’air super abordable comme nana. » Qu’on se le dise, j’ai repéré l’exaspération dans son regard à plusieurs reprises et elle est loin d’avoir la langue dans sa poche. C’est bien le genre de fille à vexer les autres par sa trop grande franchise ou ses sarcasmes. Non pas que ça me dérange, je trouve que c’est une qualité. Je soupire de nouveau en glissant une main dans mes cheveux puis j’avale le reste de la mixture, convaincu par son petit discours sur elle et moi main dans la main, blablabla. Je sais qu’elle a raison, il va bien falloir que j’accepte sa présence d’une façon ou d’une autre. Le problème c'est que si je laisse faire, le pourcentage de chance pour que ça finisse mal augmente de 30%. « On n’est pas des adversaires mais t’es pas prête à me confier ce dont t’es capable, t’avoueras que c’est contradictoire. » Parce que j’ai bien compris qu’elle essayait de changer de sujet en ramenant le centre d’attention sur moi et mes sautes d’humeur. « T’es trop près. » Je lui signale subitement en levant les yeux vers le miroir. Juste comme ça, par précaution, en me pinçant nerveusement la cuisse. « Si tu veux que ça marche toi et moi il va y avoir des règles à respecter. » Ouais, tout à fait.

Il finit par boire la mixture que je lui tends. Encore heureux. S'il croit que je veux l'empoisonner il est loin du compte. J'ai beau avoir une attitude froide et un peu sarcastique, je n'suis pas pour autant une fille méchante. Enfin, je n'crois pas. Je ne sais pas, après tout. Mais pas cette fois. J'ai envie que mon binôme se ressaisisse, qu'il se reprenne en main et qu'on avance ensemble. Fiou c'est beau ce que je viens de dire. Enfin, heureusement je l'ai seulement pensé et pas dit à haute voix, l'autre se serait foutu de ma poire à tous les coups. En attendant, toujours assis par terre, il ne fait pas le fier. Ah, les hommes. Ces beaux-parleurs qui vacillent à la première difficulté. « Je sais pas, j'pense pas que ton objectif soit de partir dès la première semaine ? » A moins qu'il veuille seulement se montrer à la télévision afin de faire décoller sa future carrière dans jenesais quel domaine. Ce serait ridicule à mes yeux en tout cas et, non, je ne crois vraiment pas que ce soit ce pour quoi Reno est venu participer à cette aventure. « Pour ça il faut que les gens t'apprécient un minimum. Les autres candidats et le public. Enfin, ça me parait logique. » Après libre à lui de continuer à être désagréable, mais qu'il ne m'entraine pas dans sa chute dans ce cas. Il me fait remarquer que je n'ai pas l'air très abordable, moi non plus. Et bim, prends-toi encore ça dans la gueule. « Peut-être. Mais au moins, la ficelle à rôti tente d'aider son binôme. » Et ne rend pas ses tripes dès le premier soir devant les yeux de tout le monde magique. Non, la remarque de Reno de tout à l'heure n'est toujours pas passée. J'espère qu'il va le comprendre, que ce n'est pas le genre de chose qu'on dit à une fille. Tu m'attaques sur mon caractère de cochon si tu veux, pas sur le physique. C'est l'attaque des faibles et des incultes, ça. « On a tout notre temps pour ça, je crois. » Chaque chose en son temps. Pas question de me dévoiler tout entière dès le départ, même si c'est à mon partenaire de galère. Ce mec me titille comme pas permis. « Alors vas-y, c'est quoi tes règles ? Parce que j'en ai aussi. »

Elle se prend pour qui à me sermonner à propos de mon comportement ? Sérieusement, on dirait ma mère qui plaide ma cause auprès des flics à propos de mes problèmes de gestion de la colère. Si j’ai envie d’insulter un candidat parce que le tangage me fait gerber, je vois pas où est le problème. Mais en fait je crois que c’est surtout pour elle qu’elle s’inquiète, étant donné que son destin est lié au mien. Evidemment … On n’se connaît pas après tout, normal qu’elle pense à sa gueule. « Les nominés sont désignés par la baston. La baston, je maîtrise. » J’affirme en levant un sourcil, comme si ça résolvait tous les problèmes. Mais je ne suis pas certain qu’ils n’aient pas remanié le mode de nomination de cette année. « Dans le pire des cas le public soutient les candidats individuellement, le siège éjectable n’est que sous mon cul. » Sous-entendu, et pas le tien. Parce que si elle suit ses propres conseils le public la sauvera. Sans moi. Je fronce le nez alors qu’elle rebondit sur mes propos, posant une main sur le sol pour m’aider à me relever, prenant place sur le bord du trou des toilettes. Ooooh d’accord, elle est vexée. Putain c’est bien ma veine, moi qui sors dix saloperies à la minute. A rayer de ma liste : les remarques sur son physique de crevette, même si elles sont justifiées. C’est vraiment compliqué les relations … « J’fais des efforts là. » Je tiens quand même à souligner pour qu’elle évite de penser que je suis au maximum de mon potentiel de gros râleur/chieur/antipathique. Par contre elle, n’a pas l’air d’en faire autant qu’elle le prétend, parce que j’ai beau lui indiquer qu’elle est trop près de moi ça ne la conduit pas à se reculer d’un iota. Elle devrait pourtant. « Tu t’fous pas à poil devant moi, pas de câlin, t’évites de me toucher et tu t’approches pas aussi près que ça. » Ouais elle va sûrement me rire au nez, mais ce sont des choses qui arrivent parfois, si je balance pas un ‘casse-toi connasse’ de temps à autre. Elle a déjà brisé la règle numéro 4, les autres ne sont pas si difficiles à rompre. Par accident, sous le coup d’une émotion, par automatisme. Ces gestes au quotidien, c’est comme un télépathe qui entend des milliers de pensées en même temps dans sa caboche. Moi ça déclenche des milliers de sensations troublantes que je suis bien souvent incapables de contrôler. « A toi. »

Je lève les yeux au ciel. Il me prend pour une blonde, une Breiv, à répéter les règles comme ça. Les règles, je suis la première à les connaitre. Sur le bout des doigts, ou presque. Encore une fois, merci la mémoire. Et, je suis assez loin d'être carrée dans le genre. Quand je suis motivée, je peux mettre énormément de bonne volonté à respecter les règles auxquelles je suis soumise. Mais lorsqu'elles ne me plaisent pas, mon caractère de cochon prend le dessus et je prends un malin plaisir à les transgresser. « Si tu souhaites continuer à faire ta tête de mûle, c'est comme tu le sens. Mais j'me disais tant qu'à faire autant avoir un binôme cool. » Et au pire au bagne les règles. Sauf les miennes. Je hausse les épaules, et aborde même une mine à demi tristounette, histoire de faire culpabiliser le spécimen. Puis si je me retrouve seule dans notre duo au bout d'une semaine, je pense que ça me ferait chier, clairement. Même si j'ai toujours été du genre à fonctionner solo, j'ai bien envie de prendre un peu sur moi cette fois. Mais attention, ça fonctionne dans les deux sens, c'est pas marqué gigot. Des efforts, ah ouais. « Heureusement que tu le précises. » je fais remarquer, avant de me gratter doucement la tête, ce qui accentue mon air incrédule. « Vraiment pas hâte de voir quand t'es au max de la mauvaise humeur alors. » J'écoute ses règles avec attention. Certaines me font sourire un peu plus que d'autres, et la dernière m'arrache même un rire. Je sais que ce n'est pas drôle - en tout cas, il semble très sérieux - mais je n'me cache pas du caractère ironique de la situation. Trop près, genre. « Si on veut établir une stratégie ça doit se faire à travers un mur ? Ou combien de mètres de distance ? » Je m'amuse de la situation en espérant tout de même qu'il ne le prenne pas mal. « Genre, comme ça, j'ai pas le droit ? » Du bout du doigt je touche son épaule plusieurs fois d'affilée, en pouffant. J'ai du mal à comprendre les satyres, je l'avoue. « Moi c'est simple, je veux de la franchise, quelle que soit la situation, et de la confiance. C'est tout ce qui m'importe. » Vu comme ça c'est du chinois, mais il verra de quoi je parle plus tard.

C’est qu’elle essaie de me faire éprouver des regrets, avec son petit air de chiot abandonné, et puis tant que je suis cool avec elle ça devrait la contenter. Les femmes sont toujours terriblement exigeantes. Je prends sur moi pour développer une relation vivable avec une créature marine que je connais à peine, et elle exige de moi que je me transforme en gendre idéal pour charmer les candidats et le public. Faut pas pousser mémé dans les orties non plus. Parce qu’elle n’a encore rien vu, et je me dis qu’il serait préférable qu’elle n’assiste pas à mes échanges avec nos adversaires. Elle n’a pas hâte non plus, ça tombe bien. Et puis si elle est incapable de me supporter, je n’ai pas l’intention de revêtir hypocritement un second caractère pour répondre à ses attentes. Mais on peut poser des bases, des règles, des petites choses qui nous rendront le quotidien plus facile. Et c’est ce que je m’évertue à faire malgré son rire qui nargue mes exigences, les moquant clairement. Je croise les bras sur mon torse en signe de vexation, détournant le regard parce qu’elle me fout mal à l’aise sans en avoir conscience. Ok, elle fait quoi là ? Mademoiselle prend un malin plaisir à malmener la règle numéro trois, et mon regard glisse sur son index qui s’échoue sur mon épaule à plusieurs reprises. C’est un peu comme une gamine qui titille la queue d’un requin blanc alors qu’on lui a strictement interdit de le faire, parce qu’elle ne comprend pas la raison de cette interdiction et qu’elle cherche à prouver qu’elle peut transgresser les règles sans être punie. Mais c’est le genre de règle qui existe pour la préserver, elle. « Non. » Je réponds en relevant lentement mes pupilles sombres sur son visage amusé, laissant volontairement s’écouler quelques secondes durant lesquelles elle m’expose ses conditions. La franchise ne devrait pas poser de problème, en revanche pour la confiance … la tâche sera sans doute plus ardue. Parce que dans mon esprit, c’est un sentiment que l’on ne peut accorder qu’à soi sans craindre d’être déçu. Alors je hausse les épaules comme pour signifier quelque chose qui ressemble à ‘si tu veux’ ou ‘j’vais essayer’, me relevant doucement sans la regarder. Et puis sans prévenir, je lui attrape le poignet en la poussant contre le mur latéral assez violemment pour lui couper le souffle, exerçant une pression avec mon corps pour l’empêcher de s’échapper. Mon visage se perd dans ses cheveux bruns, mes lèvres cherchant son oreille avant de murmurer la réponse à sa question restée en suspens. « Une distance suffisamment grande pour que je ne puisse pas faire ça. » Mais la mèche sombre qui me chatouille le visage, la courbe de sa nuque sur laquelle mon regard se fixe avec insistance et le parfum qui se dégage de la sirène sont autant d’éléments qui me laissent penser que la démonstration -qui est normalement l’argument le plus pertinent pour servir une théorie- est en l’occurrence une idée totalement merdique. Aussi je m’écarte brusquement comme si je venais de recevoir une décharge électrique, me grattant nerveusement la mâchoire. « J’vais m’jeter sur toi, tu vas me frapper, on va se crêper le chignon. Boom, retour à la case départ. » Je m’empresse d’ajouter en guise d’explication. Ouais parce que voilà, je l’ai plaquée contre un mur pour une bonne raison. « C’est pas mal, ton remède de grand-mère. » Je lâche comme un cheveu sur la soupe.

Spoiler:

Il répond même pas quand je lui pose des questions, je rêve. Gonflé au possible. Bon d'accord, je lui demandais ça plus pour me foutre de lui et c'était ironique, mais j'aurais bien aimé savoir ce qu'il aurait eu à répondre. Visiblement rien. Tant pis, pas grave, rien de grave. Alors je le teste, je l'énerve. J'sais bien que j'ai pas le droit de le toucher mais je vois pas le problème, les satyres sont vraiment spéciaux dans le genre. Ce que ma copine la fée m'a raconté à leur sujet semble vrai, on dirait. Moi, ça m'amuse. Lui, pas du tout. Ça se voit rien qu'à sa tête, qu'il bouillone de l'intérieur, prêt à exploser. Et je sais pas pourquoi mais j'ai envie de voir ce que ça fait quand la dernière goutte d'eau tombe dans le vase. Sa réponse monosyllabique me laisse en suspend. Je parle à mon tour, et il ne répond rien. Je prends ça pour un oui. Qui ne dit mot consent. C'est comme ça. J'enregistre, qu'il est d'accord. Il hausse les épaules mais tant qu'il ne refuse pas, pour moi c'est toujours bon. D'abord, je n'vois pas pourquoi mes règles le gêneraient, elles sont bien moins contraignantes que les siennes. Quand il se lève d'un coup brusque avant de me plaquer contre le mur, je comprends que j'ai été trop loin. C'est qu'il ferait presque peur, quand il devient comme ça. J'essaie de détacher mon poignet de son emprise parce que je n'aime pas ça, la sensation de me faire maîtriser. Mais je n'y arrive pas. « Je vois.. » je souffle en frissonnant, lorsqu'il murmure à mon oreille des paroles que je ne saurais identifier comme des menaces ou un défi. Il me semble qu'il n'y avait pas de satyre dans l'émission l'an passé, à croire que la Vieille Fée veut que cette saison soit expérimentale. « T'es au courant qu'à partir de la semaine prochaine on dort dans le même lit ? » Non parce que pas sûr qu'il s'en rappelle. Alors autant lui rafraîchir la mémoire. J'ai d'ailleurs cru halluciner en répondant à l'interview pour l'inscription. Cette blague. « T'as pas sommeil ? » Je pense que non, vu que le remède - de sirène et pas de grand-mère, en passant, ou de grand-mère sirène si on veut - est censé donner la pêche, même si c'est un fake, ça agit psychologiquement. Je demande quand même, parce qu'il est près de quatre heures du matin maintenant.

Je crois que ma partenaire a correctement intégré l’information et que mes règles ne lui semblent plus aussi stupides qu’au premier abord. Je me sens un peu mal d’avoir cassé son élan d’insouciance et chassé son sourire, mais c’est pour son bien. Si je n’avais pas appuyé mes propos d’une petite démonstration de force elle aurait sans doute continué à me titiller, et après plusieurs semaines de jeu la situation aurait été particulièrement gênante à expliquer : ‘ouais désolé en fait tout c’qu’on dit sur les satyres c’est fondé : je pense constamment à t’baiser’. Bon je n’avais tout à fait présenté la chose sous cet angle, elle n’avait pas non plus besoin de savoir que le moindre de ses gestes était susceptible de m’assécher la gorge, mais je crois qu’elle a saisi l’essentiel. Je veux bien faire un effort sur moi-même pour garder mes mains dans les poches, mais de son côté il va falloir qu’elle me facilite la tâche. Et elle semble finalement y mettre du sien en soulignant les obstacles à venir : le lit. Ouais, je suis parfaitement au courant de ce fait. Mais qu’elle ne s’angoisse pas, c’est une question à laquelle j’ai longuement réfléchie avant de venir ici, aussi je ne tarde pas à m’exprimer sur le sujet. « J’espère bien qu’il y aura un canapé sur lequel tu pourras dormir … » Je lâche comme solution miracle en haussant les épaules d’un geste désinvolte. L’emmerdant avec moi c’est qu’on peut rarement savoir si je suis sérieux étant donné que je ne souris jamais, et je n’ai pas l’intention de l’éclairer davantage sur mes intentions. Je me dirige vers la cuve qui nous sert de baignoire avant de plonger mes mains à l'intérieur. « Je crois que j’vais rester encore un peu, histoire de vérifier que tout reste en place. » Non pas que je n’accorde aucun crédit à ses compétences de guérisseuses, mais bon, simple précaution. Et puis je n'ai pas franchement envie de remettre les pieds dans ce dortoir plein d’embûches et de types qui te tripotent. « Mais te gêne pas pour moi. » Parce que bon, si m'a posé la question c'était certainement dans l'espoir d'aller enfin se coucher. D'ailleurs, je me demande bien ce qu'elle a pu faire jusqu'à présent, en espérant que son début de nuit ait été meilleur que le mien.

Contre toute attente, j'ai plus de mal que prévu à cerner Reno. Qui eût cru qu'un satyre arriverait à me mener en bateau comme ça. No joke inside. Je le laisse s'écarter de moi et je reprends ma position initiale, autrement dit debout, appuyée contre le lavabo et face à lui. Je passe une main dans mes cheveux pour tout remettre en place après toute cette petite agitation. Maniaque ? Nooon. Puis j'évoque la question du lit. Bah oui, c'était le sujet qui ne pouvait pas être évité plus longtemps. Mais à ce que je vois, de son côté c'est tout réfléchi. Je manque tout de même de m'étrangler lorsqu'il m'expose son plan. « Attends, c'est MOI qui doit dormir sur le canapé ? » Une blague vivante, j'vous promets. « Je te rappelle qu'entre nous deux c'est moi la fille. » Je rêve, sérieux. Je sais bien qu'on est en 2013 et que le respect se perd, mais la galanterie ça existe peut-être quelque part, non ? Je ne sais pas s'il disait ça en plaisantant ou pas, je sais par contre qu'il faut que j'arrive à garder mon sang-froid quand il me provoque comme ça, mais la féministe en moi a du mal à se taire. « Ok ? » je lui tapote la joue comme on le ferait à un enfant à qui on vient de faire la morale parce que, désolée mais j'y arrive pas c'est trop tentant. De l'emmerder. « T'essaies d'imposer des règles mais t'as pas vraiment de morale. » je remarque à haute voix, plus pour moi-même qu'à son intention. Pas très cohérent tout ça. « J'ai pas dormi de la nuit, et je crois que ça va pas s'arranger dans les jours à venir. Ça me prend parfois. Mais je suis pas croisée avec un vampire, rassure-toi. » Je hausse les épaules. « C'est juste comme ça. » J'ai pas vraiment choisi, moi, de péter la forme à quatre heures du mat' pendant que tous les autres candidats dorment paisiblement et prennent des forces pour la dure journée qui arrive. Hormones de merde. « Donc non je suis pas fatiguée. Je demandais pas ça pour moi. » Je ne sais pas ce qu'il trafique avec la baignoire ; il a l'intention de prendre un bain alors qu'il a le mal de mer ? « Toi non plus te gêne pas pour moi, en passant. »

Hm, visiblement j’ai effleuré la corde sensible en suggérant de la faire dormir sur le canapé, et j'estime qu’il serait bien dommage de m’arrêter en si bon chemin. « Les femmes ont exigé l’égalité de traitement, non ? Alors j’capte pas trop pourquoi ce serait aux hommes de sacrifier leur confort. » J’enfonce volontairement le couteau dans la plaie pour pousser le vice un peu plus loin. Et elle mord visiblement à l’hameçon, s’imaginant que je suis le genre de connard à envoyer ma partenaire sur le canapé alors que le problème vient de moi. Ce serait quand même le comble. Pourtant je la laisse parler sans l’interrompre, restant même de marbre face à sa tape réprobatrice -bordel pourquoi elle éprouve constamment le besoin de faire ce genre de choses ?. En fait je ne vois pas vraiment ce que la morale vient faire là-dedans, mais on dirait que c’est un sujet qui lui tient à cœur. Un peu comme si on jetait une bouteille en plastique dans le bac des ordures ménagères devant moi, vous voyez le tableau. Et mes lèvres se crispent légèrement devant la tirade de la brune, mon poing à demi-fermée se plaquant contre ma bouche. Non je ne souris pas, effet d’optique. Je crois qu’elle est partie pour me raconter sa vie et je l’écoute attentivement, haussant même un sourcil conciliant lorsqu’elle évoque ses difficultés à trouver le sommeil. Un drame, vraiment. Cela dit je retiens l’information dans un coin de ma tête, parce que j’ai l’impression que ce n’est pas si anodin qu’elle veut bien me le faire croire. Je n’sais pas moi, mais elle s’étale un peu trop dessus pour quelque chose d’insignifiant. Et je me rends compte qu’en fait j’ai mal jugé sa requête. Tant mieux. Alors mes doigts glissés dans l’eau tiède sortent de la cuve pour venir arroser son visage. Moi aussi, je peux jouer les emmerdeurs. « C’est bon, t’as fini ? » Je l’interroge avant de déplacer l’une des pierres qui entoure la ‘baignoire’ à côté de ma cuisse, révélant le renfoncement secret où j’ai fourré ma brosse à dents –entre autres choses que je dérobe à sa vue en replaçant rapidement le caillou mine de rien-. Note à moi-même : vider la planque demain à la première heure. Puis je me relève pour me planter devant la sirène, tentant de lui faire comprendre par un geste de la main que j’attends qu’elle bouge ses fesses du lavabo. « Au pire si tu dors mal tu n’auras pas besoin du lit, tu feras tes petites balades nocturnes. » Je souligne comme si j’avais finalement trouvé la solution qui conviendra à tout le monde. « Et puis s’il le faut vraiment on érigera une frontière de coussins pour éviter que tu me touches pendant la nuit, vu que t’aimes bien briser la règles numéro trois. » Bon allez, du balai. Je la presse un peu en m’avançant vers le lavabo, la repoussant à moitié avec mon coude. « T’as des problèmes de sommeil quand t’es dans un endroit qui t’est inconnu, ou c'est tout le temps ? » Je ne peux m’empêcher de lui demander, parce que ça a attisé ma curiosité.

Je le savais qu'il allait répondre ça. « Aucune originalité, c'est ce que tous les machos du monde magique répondent quand on leur fait le coup du féminisme. » Et je fais un rond dans l'air avec mon doigt comme pour dire "try again". Du coup, je sais toujours pas s'il est sérieux ou pas. Ça m'énerve. Va falloir que je lui demande, je tiens plus. « Non mais t'étais sérieux en disant ça ou pas ? » Parce que bon. Pas que ça m'inquiète mais si y'a un canapé dans la chambre c'est clair et net que c'est lui qui va pioncer dessus. Au pire je prétexterais un mal de dos ou je ne sais quoi, il peut pas être un goujat au point de faire dormir une handicapée sur un vieux canapé quand même. Quoi que. Je commence à connaitre le phénomène. Du coup je lui raconte mes problèmes de sommeil depuis notre arrivée hier soir sur le bateau. Je me connais, ça m'arrive par périodes parfois, et j'arrive pas à maitriser ça. Du coup, je suis à fond dans mes explications et c'est quand il me balance un "c'est bon t'as fini ?" que je me rends compte qu'en fait je parlais un peu toute seule. Voire même beaucoup toute seule, et qu'il écoutait pas vraiment. Moi même je trouve pas ça intéressant de toute façon. Par contre, il commence à me balancer de l'eau dessus, et là ça va pas le faire. « T'es inconscient ? » Je pointe du doigt mes jambes d'humaine. « Voilà une règle que j'ai oubliée. Tu me fous pas d'eau dessus sans permission. » Limite mon coeur palpite tellement je flippe de reprendre ma forme aquatique. « Je suis une sirène, j'te rappelle. » Allo, dès qu'une goutte d'eau touche mes jambes ma queue de sirène se reforme à nouveau. Et là j'ai aucune envie de ramper par terre dans cet espèce de salle de bain mal fichue. Pour la peine j'attends un certain moment avant de me bouger du lavabo dont il a apparemment besoin. Ça risque d'être sportif les semaines à venir, avec lui. Deux têtes de mule ensemble. « Oui ça me parait être une bonne idée. Mieux que ta solution de macho de tout à l'heure. » Je m'assied dangeureusement sur le rebord de la cuve qui fait office de baignoire pour les candidats. « En espérant que le sommeil me revienne, je vais pas faire long feu autrement. Non, c'est exceptionnel. » j'ajoute sur un ton assez froid.

Ah ça, j’ai jamais prétendu être original. « Macho, tout de suite les grands mots. » Je m’insurge presque alors que je m’en fous comme de l’an quarante. Mais je crois que j’ai réussi à vraiment l’agacer, parce que cette histoire la travaille drôlement. Alors j’ignore totalement la question qu’elle me pose –pour changer-, en me disant que ce sera bien plus amusant de débattre de la place de la femme dans la société lorsque le moment fatidique de découvrir notre lit se présentera. Et puis si ça peut torturer ses neurones pour le reste de la semaine, ce sera aussi bien. En plus je trouve ça beaucoup plus intéressant de l’écouter parler de son sommeil, même si son monologue se clôture par une attaque de gouttelettes qu’elle ne semble pas apprécier. A croire que je fais tout de travers, mais c’est vrai que l’éventualité qu’elle reprenne sa forme de sirène ne m’avait pas traversé l’esprit une seule seconde. « Si t’oublies des règles aussi, on va pas y arriver … » Je fais remarquer dans un reproche à peine voilé, déclinant toute responsabilité. Et je crois bien que je suis finalement parvenu à la vexer, parce qu’elle attend volontairement que je vienne la déloger du lavabo avant d’adopter un ton plutôt glacial. Quand je pense que c’est elle qui parlait de partenaire sympathique, elle est pas gonflée la nana … En plus je suis convaincu qu’elle ne me dit pas tout au sujet de ses insomnies, ça se voit à sa façon de se comporter, mais si elle ne souhaite pas m’en dire davantage je n’ai pas l’intention de violer son jardin secret. « Tu sais j’ai une solution magique pour toi, quand ça arrivera de façon exceptionnelle. » Je prends soin d’appuyer le dernier terme en étalant le dentifrice sur ma brosse à dents, histoire de lui faire comprendre que je ne suis pas né de la dernière pluie. « Ma flûte. » Dis comme ça, ça sonne comme la proposition la plus conne qu’on n’ait jamais faite à une fille atteinte de troubles du sommeil. Mais la flûte de paon des satyres détient des capacités hypnotiques, une petite mélodie et paf, Morphée t’attrape. Au pire, si elle refuse je l’assommerai d’un bon coup sur l’arrière du crâne, pas question que ma partenaire se pointe aux duels avec une tête de morte vivante. Puis je commence à me brosser les dents en fixant ses jambes, m'interrogeant sur la dernière fois qu'elle a sorti sa nageoire. Parce qu’à première vue, je dirais qu’elle maîtrise trop bien ses attributs terrestres pour parcourir encore les océans. « Ça met combien de temps pour … revenir à l’état normal ? » Je demande la bouche à moitié pleine de dentifrice –toujours avec classe-, juste pour savoir si jouer au con me vaudrait une simple gifle ou un étranglement. « Il va falloir que tu m'fasses un cours accéléré sur les sirènes un de ces jours. » Je me rince la bouche en me disant que merde, manifester mon intérêt pour la matière c'est reconnaître que je suis capable de me montrer ouvert d'esprit. « Ça pourrait nous aider pour les duels, tu vois. » Je m'empresse alors d'ajouter comme pour me justifier.

Je hausse les épaules longuement. « Je vois pas comment te qualifier autrement. » Qu'il ne me dise pas que j'ai tort quand même, ce serait de la mauvaise foi. J'ignore si c'est une image qu'il se donne ou s'il est vraiment comme ça. Doucement je baisse les yeux sur mes longs cheveux. Non, je pense qu'il est vraiment comme ça. Je commence à tortiller des mèches de ma crinière d'une main, avant de me rappeler que je suis en équilibre sur la cuve et risque de tomber à tout moment et que non, faudrait vraiment pas tomber. Ma main se pose à nouveau automatiquement sur le rebord. Les grands mots, ouais, je connais que ça visiblement. « Je t'ai posé une question. » je répète. Plus têtue que moi, je ne pense pas qu'on puisse trouver. Quand il se met à m'arroser, je flippe tout de suite, d'un geste nerveux je m'essuie le visage d'un revers de main. Merde alors, je pensais que c'était une évidence aux yeux de tout le monde, cette histoire d'eau. « Même les meilleurs font des erreurs. » je lance, sans sourire. Avant de rire un peu. « Y'en a sûrement d'autres qui vont se rajouter au fur et à mesure, des règles. » C'est même certain. Mais je ne peux pas forcément tout prévoir à l'avance. « Je préfère te prévenir quand même quoi. » Mon partenaire me propose une solution des plus étonnantes, pour remédier à mes insomnies. Sa flûte ? Sur le coup je reste perplexe, en quoi sa flûte pourrait m'aider à dormir ? A moins que ça ne soit un langage codé pour désigner autre chose. « Ça endort, ces trucs-là ? » Il va me prendre pour une demeurée encore sûrement, mais les satyres je ne sais pas comment ils fonctionnent, moi. Alors voilà, je l'aide à surmonter son mal de mer et lui va me faire de la musique pour que je m'endorme le soir. Genre. Si c'est pas mignon. « Un certain temps. Ça dépend du milieu dans lequel tu te trouves. Si c'est à l'extérieur et qu'il y a un grand soleil, les écailles sècheront vite. Si c'est en intérieur ou qu'il fait très mauvais, ça prend plus de temps. » Je n'ai de chiffre précis à lui donner, mais c'est vraiment chiant d'avoir à attendre que la transformation se fasse, à chaque fois. « Et toi un cours sur les satyres, alors. Je vous connais pas. » C'est pas une si mauvaise idée qu'il a, pour une fois. Plutôt réticente à l'idée de révéler des infos sur mon espèce aux races inconnues, je peux peut-être faire une exception s'il s'agit de mon partenaire. Ça se négocie.

Ah maintenant elle se prend pour la meilleure, faut pas s’gêner. Et je ne vois pas quelles règles je vais pouvoir ajouter, moi, hormis celles que je lui ai énoncées précédemment. Je ne suis pas si difficile comme mec quand on y pense, tout ce que je demande c’est qu’on me laisse tranquille dans ma petite zone de sécurité. Je sens que les siennes, en revanche, vont être bien plus emmerdantes à suivre. Elle-même ne semble pas prête à les respecter. Honnêteté : cachoteries au sujet de ses insomnies ; zéro. Confiance : refus de me dévoiler ses capacités ; zéro. Tu me fous pas d’eau sans permission : ouais en fait elle n’est pas réciproque celle-là, donc ça ne compte pas. « Il va falloir que je commence à les lister. » Je risque de les oublier, si elle a l’intention d’en rajouter une toutes les dix minutes. « Et puis qu’on signe quelque part. » J’ironise légèrement, parce que si les contraintes s’empilent ça va carrément devenir un contrat. Bref, je vois que je ne suis pas le seul du binôme à être perdu en ce qui concerne la race de l’autre, la sirène ignorant tout des effets de la flûte de pan. Je pensais que tous les gamins avaient entendu parler de ça au moins une fois dans leur enfance, à croire que rien ne filtre sous l’océan. « Ça te fera dormir comme un bébé. » Je précise avant de me brosser les dents, et je suis relativement étonné de trouver, finalement, une utilité à cet instrument que j’ai toujours dénigré. Franchement, avoir une disposition naturelle à jouer de la flûte c’est quand même moins cool que d’être capable de tirer à l’arc comme les centaures ou d’avoir la mâchoire d’acier des loups-garous. Alors j’essaie de me renseigner sur la sirène, étant donné que moi non plus je ne suis pas un fin connaisseur des membres de son espèce, de leurs usages, de leur fonctionnement, en particulier celle de leur nageoire. Je hoche donc la tête après m’être essuyé la bouche d’un revers de manche, enregistrant les informations qu'elle me fournit. « C'est plutôt une faiblesse, finalement. » J'espère que les bouteilles d'eau seront interdites pendant les duels, parce que si ma partenaire doit rester clouer au sol à cause de sa nageoire, ça risque d'être compliqué. Et puis je décide de commencer à lui prodiguer mes enseignements en m’approchant de la cuve, comme si j’allais remettre ma brosse à dents dans sa cachette. « Une deuxième chose que je déteste à propos des satyres, c’est qu’ils sont vraiment, vraiment insupportables. Dans le genre blagueurs du dimanche, emmerdeurs. » Et puisque j’aime nourrir mes théories d’exemples, j’exerce une petite pression sur son épaule pour la faire basculer dans la cuve, jugeant que si elle s’est amusée à transgresser mes règles à plusieurs reprises, il n’y a pas de raison que je n’en fasse pas autant. Surtout que provoquer la transformation d’une sirène est quand même plus inoffensif que de narguer la libido surdéveloppée d’un homme. Et puis elle devrait prendre cette démonstration du bon côté, j'ai bien dit que généralement je détestais ça. « Au fait, on n’a pas décidé des sanctions de celui qui viole les règles. C’est dommage. » Et je déplace la pierre de nouveau pour y ranger mes effets personnels comme un type qui n’a rien à se reprocher.

J'abandonne. Ma réponse, je l'aurais jamais. C'est pas grave. « Tu fais bien. » C'est pas dit qu'on ne se retrouve pas avec une cinquantaine de règles à la fin de l'émission, vu comme on est partis. C'est sa faute, aussi. J'aurais pas à établir de règles s'il m'emmerdait pas autant. Et réciproquement, j'imagine. Mais c'est comme ça. C'est notre marque de fabrique, je suppose. Tout le monde doit nous voir comme LE binôme insupportable de l'émission. Entre le bouc détraqué sexuel qui râle toutes les demi-secondes et la sirène hautaine qui gifle ses congénères, c'est vrai que notre image en prend un coup. Au moins, ça doit sans doute jaser et parler de nous à l'extérieur. Tant qu'on parle de nous, je m'en fous. C'est le principal, comme qui dirait. Il ironise la situation. « Qu'on officialise ça, oui. » Pour une fois qu'on est d'accord. Même si c'est des bêtises qu'on dit. Je ne crois pas avoir déjà entendu quelqu'un jouer de la flûte. Chez nous, c'est plutôt la harpe ou le son des coquillages dans lesquels on souffle. Nos voix mélodieuses font aussi généralement office d'instruments. Combien de marins ai-je charmés de cette façon, combien y ont laissé leur peau, bercés par seulement ma voix et celles de mes amies les sirènes ? Une mèche de cheveux bouclés me tombe devant les yeux, et je n'ai même plus assez de force pour la déloger. C'est grave. « J'attends de voir. » Comme toujours, je ne crois que ce que je vois. Alors j'ai hâte de voir si ce qu'il dit à propos de sa flûte enchantée est vrai. « Mmh. » Une sacrée faiblesse, même. Ma plus grosse faiblesse connue à ce jour. J'aurais peut-être dû changer de sujet, finalement. Je déteste ça, parler de mes faiblesses. Mais cet idiot s'en amuse. « Au moins tu es lucide à propos de toi-même. » C'est une qualité. Satyre chiant, mais satyre réaliste. « T'es beau quand tu te brosses les dents. » je lâche soudain comme un cheveu sur la soupe, tentant de garder mon calme. Mais je n'arrive pas à me retenir d'exploser de rire quand je vois qu'il s'étouffe presque avec son dentifrice à ma remarque. J'ignore si c'est pour se venger ou quoi que ce soit, mais je le vois s'approcher dangereusement de moi. « Sanctions ? Tu penses à quoi ? » Jusqu'à me faire carrément tomber dans la cuve. Bon dieu qu'ai-je fait pour mériter un binôme pareil. Seules mes fesses et mes hanches sont plongées dans l'eau, si bien que j'ai encore la possibilité de gueuler « JE VIENS PAS JUSTE DE DIRE QU'EN INTERIEUR ÇA MET DIX ANS A SECHER ? » Je me redresse tant bien que mal mais c'est trop tard, ma queue de sirène se forme. Merde de merde de merde. Je vais le tuer. Je. vais. le. tuer. « Fais ça à ton adversaire en duel, mais fais pas ça à moi quoi. » Je peine à me relever, brutalement je glisse les fesses les premières sur le sol froid et, première chose que je fais, je renverse la cuve dans le charnier, quitte à inonder toute la pièce. Que Reno redresse la cuve si ça lui chante, qu'il laisse ça comme ça, je m'en fous. Plutôt que d'arranger la situation, je l'empire, ouais, cherchez pas.

C'est vrai, je n'aurais peut-être pas dû faire ça, parce que maintenant elle se met à hurler comme moi à travers la pièce, me posant une question parfaitement rhétorique à laquelle je risque une réponse. « Si, tu viens de le dire. » Et je me redresse calmement pour admirer le spectacle. C'est carrément incroyable en fait, ces écailles qui se forment lentement pour remplacer ses jambes. C’est un peu flippant aussi, parce qu’on se demande forcément où elles se font la malle. Est-ce qu’en fait c’est comme une couverture, ou est-ce qu’elles disparaissent ? Si c’est la seconde solution ça doit faire super mal. Je veux dire : les os, les muscles et tout … Etrange. Je pointe mon doigt en direction de la nouvelle peau de ma partenaire, me ravisant lorsqu’elle me jette un regard haineux en crachant son venin. « Justement, il vaut mieux que je vois l’effet que ça fait avant de l’appliquer en duel. » Logique. « Je serais capable de rester bloqué sur ça sinon. » Oui oui, je parle bien de nageoire. Et c’est parce que ça peut sembler totalement absurde que je prends soin de le préciser, mais elle vient sans doute de le remarquer étant donné la fascination dont je fais preuve depuis qu’elle s’est transformée. C’est limite de l’obsession, parce que pour moi une queue de sirène est comparable à un décolleté plongeant. Même effet de déconcentration, surtout quand on sait que je n’en ai vues qu’à travers les images des livres pour enfants de mon neveu. Et la sienne, je risque d’y être confronté plus d’une fois pendant les combats, alors autant m’y habituer maintenant. Pas vrai ? J’avoue, à la base ma justification n’était pas aussi développée. Je ne suis pas le genre de garçon qui fait s’entrechoquer ses neurones pendant des heures avant d’agir, mais peu importe, je trouve que je me suis bien rattrapé -si on exclut le fait que j’aurais pu en profiter à une heure décente de la journée, en extérieur-. « C’est vraiment comme … un gros poisson sans tête. » Je lâche sans me rendre compte qu’elle pourrait mal le prendre, surtout qu’elle n’a pas l’air prête à passer l’éponge étant donné qu’elle se vautre lamentablement sur le sol du charnier en renversant la cuve par la même occasion. Je me demande si elle l'a fait exprès uniquement pour me menacer avec son contenu, mais si c’est le cas il faut qu’elle sache que je suis au courant qu’il est impossible de se noyer dans une baignoire. Sans aide extérieure, j’entends. « Putain tu pourrais faire plus attention. » En fait je crois que j’éprouve une certaine satisfaction à ne pas être celui qui s’agace, et j’en abuse légèrement. Alors que je sais à quel point c’est agaçant de s’agacer. Merde, je suis vraiment pas un type bien en fait. Bof, c’est pas une grande révélation. Et pourtant je m’accroupis auprès d’elle après avoir redressé la cuve. « Tu veux de l’aide ? » Je tends même les bras pour l’encourager, même si je ne sais pas encore très bien ce que je compte faire du poisson géant.

Il faudrait vraiment que j'apprenne à me contrôler. A me maîtriser. Réfléchir sur mes mots, ça, je sais. Mais sur mes gestes, non. Ma soeur me le reproche tout le temps. Ma meilleure amie m'en fait la remarque aussi. Ma mère, je n'en parle pas. Mais je suis une vraie tête de mûle et les gens comme moi ne changent pas d'avis comme ça. J'ai encore du travail à faire, pour réussir à vivre en société. Faut dire que j'ai plus l'habitude de trainer seule. Après, on vient me reprocher d'être agressive et brutale. Oui mais, quand on me provoque comme ça, je n'arrive pas à réagir autrement. Je devrais, sans doute, m'en foutre et rire tout simplement. Mais c'est plus fort que moi. « Comme dit précédemment, t'as qu'à tester ça sur quelqu'un d'autre. » Et après il veut que je lui confesse ce dont je suis capable, bien sûr. Les bras croisés sur ma poitrine, je fais la gueule. Un gros poisson sans tête ? Vraiment l'art de parler aux filles, celui-là. Je roule des yeux, tandis qu'il vient redresser la cuve. Ça a quand même réussi à en foutre partout. Les serviettes sont mouillées, des objets flottent à la surface, mais la hauteur de l'eau n'est élevée que de quelques centimètres. De quoi pour moi nager easy quoi. Ou pas. Mais lui, reste stoïque. Il prend étonnamment la situation de façon très calme. Un peu trop même, c'est louche. Peut-être que c'est son mal de mer qui est revenu et le placebo qui ne fait plus effet alors il souffre trop pour être énervé. Ou peut-être que c'est pas ça. Peut-être devrais-je prendre exemple sur lui. Je pensais l'énerver, mais même pas. Du coup, ça m'énerve encore plus. Cercle vicieux de merde qui me donne mal au crâne. « Tu sais quoi, j'suis fatiguée d'être énervée. » Intimement, j'ai l'impression de passer ma vie à ça : râler, être énervée, regarder les gens de haut, ruminer dans mon coin, crier, m'engueuler ave les gens. « Voilà pourquoi je reste tout le temps toute seule. » je souffle dans un soupir d'exaspération envers moi-même, avant de taper nerveusement dans l'eau avec la paume de ma main. Il me propose de l'aide. Mmh, arnaque ou non ? Je lève les yeux vers lui d'un oeil fatigué. J'en ai marre, marre d'être énervée. Alors je lui tends une main et s'il en profite pour m'enfoncer encore plus alors ce sera tant pis. Tant pis pour moi.

Je me rends compte que malgré tout ce qu’elle a pu vouloir exiger de moi, nous sommes terriblement semblables. Peut-être que c’est la raison pour laquelle je l’agace autant, parce que l’image que je lui renvoie lui déplaît tant elle ressemble à la sienne. Je ne me suis pas vraiment trompé en affirmant qu’elle était peu abordable, et j’ai l’impression que les contacts qu’elle établit avec les autres ne sont qu’un écran de fumée susceptible de s’évaporer à tout instant. « C’est marrant, c’est pareil pour moi. » Vraiment, j’ai rarement été aussi calme depuis plus de six ans, conséquence d’une lassitude extrême. « Si tu veux mon avis, ça doit être impossible de s’énerver contre vingt-trois personnes en fait. Un truc biologique. » S’époumoner à longueur de journée c’est carrément épuisant. En ville je n’ai jamais eu à m’agacer que contre quelques passants irrespectueux, automobilistes pressés, commerçants peu agréables ou clients trop exigeants. Je n’ai jamais été confronté à une perpétuelle irritation comme sur ce bateau, et pourtant j’ai abandonné la lutte pour retourner dans ma forêt. Du coup je me demande combien de temps je vais tenir ici avant de rendre les armes, de m’apercevoir que je ne suis tout simplement pas fait pour ce genre d’aventure collective où s’intégrer est nécessaire pour avancer. Mais je ferai les efforts que ça requiert tant que je le pourrais, parce que je l’ai promis et qu’il le faut. Ou alors ma soudaine sérénité est due à cette foutue gerbe qui m’a purgé de toute ma colère pour la soirée, auquel cas je devrais penser à renouveler l’expérience de façon plus régulière. « On peut toujours ajouter une nouvelle règle : obligation de non-agression bilatérale. Volume vocal cantonné à 75 décibels, pas d'insultes, pas de gestes violents. » Oui j'y crois, tout est possible. Et je l'observe avec circonspection lorsqu'elle me tend une misérable main, parce que je ne vois vraiment pas ce qu’elle s’imagine que je vais faire avec ça. La tirer et puis quoi ? Ce n’est pas comme si elle pouvait se remettre sur ses jambes. Alors je glisse mes doigts sous sa nageoire et derrière son dos pour la porter comme une jeune mariée avant de scruter les alentours. Putain un endroit où la poser, vite. Genre très vite. « Je crois même que ça pourrait remplacer la règle numéro trois. » Je marmonne parce que tout ça, c’est vraiment pas sérieux. Puis je la lâche finalement sur le rebord de la cuve un peu rapidement, en me remerciant intérieurement d’avoir redressé ce foutu machin. Allez hop, colis livré. Et puis je me tourne vers la porte en la pointant de mon pouce. « Tu voulais peut-être que … je te ramène aux cabines ? » En y pensant, elle s’attendait probablement à ce que je la transporte dans un endroit sec histoire de retrouver sa forme humaine plus rapidement. Mais bon, faut pas trop m'en demander non plus.

C'est con parce qu'à la limite s'il avait laissé l'eau s'écouler de la cuve, le liquide serait parvenu à un niveau tel que j'aurais pu nager avec ma queue de sirène dans le charnier. Classe non ? Limite j'suis déçue qu'il arrange les choses. Blague à part, il me surprend à être si calme. C'est bizarre, ça couve quelque chose de louche. Peut-être que dans trois secondes il va être pris à nouveau d'énervement et va me gueuler dessus. J'attends, je compte. Un, deux, trois, toujours rien ? Non ? Bon. Il me dit que lui aussi en a marre d'être énervé tout le temps. « Oh mon dieu, on est d'accord sur quelque chose ? » Really ? Je fais mine d'attraper un crayon et un stylo imaginaires afin de noter cet évènement. « Je marque ce jour d'une pierre blanche. » je fais, tentant d'avoir l'air tout à fait sérieux. C'est clair que j'en peux plus. C'est comme si toute mon énergie, toute ma force s'était vidée en un dernier souffle, épuisée d'être de mauvaise humeur tout le temps. Peut-être que c'est ça, peut-être que y'a un quota de paroles désagréables et de gens à emmerder par jour, ou par semaine, et que quand tu franchis la limite ton corps se met en veille, qu'il te dit "shut up" et que tu ne pourras le faire redémarrer que la journée ou la semaine suivante. Peut-être que c'est une façon qu'a le cerveau de se préserver, pour rester un minimum sain et en bonne santé. Non parce que la mauvaise humeur et les cris ça ruine la santé, j'vous assure. Testé et désapprouvé. « Je signe volontiers. » Sa règle n'est pas si mal, tout le monde sait que les règles sont faites pour être désobéies, qui sait celle-ci ne tiendra peut-être qu'un jour ou deux entre nous, mais c'est toujours ça. Ça repousse l'échéance. J'dis pas non. « Ça fonctionnera malheureusement qu'avec toi par contre, avec les autres candidats j'peux pas. » Déjà si ça marche avec lui c'est un miracle, alors. Il s'accoupit, visiblement dans l'objectif de m'aider mais, trop usée, je lui tends juste ma main et il se fout de moi, mais quand même il se met à me porter puis m'aide à me rasseoir sur le bord de la cuve. Hum. « Tu vois que le macho peut se transformer en gentleman quand il veut. » je fais remarquer avec un air narquois, en me replaçant bien. J'sais bien que c'est sans doute pour se rattraper et qu'il va redevenir lui-même dans deux secondes mais quand même. Bon vivement que ça sèche j'en ai marre. Je baisse les yeux sur mes écailles. C'est vraiment un truc pire qu'handicapant quand je ne suis pas dans mon milieu naturel. « Tu sais que t'aurais jamais dû dire ça. » Je relève les yeux. « Pour la règle numéro trois. » Parce que le pauvre, maintenant qu'il a dit ça, je vais pas perdre une occasion de le saouler.

Eh oui, nous parvenons à nous entendre sur un point. Preuve que tout arrive. Enfin pas de quoi s’emballer, j’imagine que ce n’est pas demain la veille qu’on va se balader dans la forêt main dans la main en poussant la chansonnette. « C’est bien pour ça que j’ai précisé ‘bilatéral’. » Je n’suis pas assez fou pour espérer me contenir face à l’ensemble des candidats, rien que l’idée de me confronter à certains me met de mauvaise humeur. Et comme pour concrétiser ma proposition, je lui offre mon aide pour se redresser. Parce que rester planté là à l’observer se débattre dans quelques centimètres d’eau comme un poisson pris au piège dans un filet de pêcheur, ce n’est pas très classe. « T’y habitues pas trop quand même. » Je riposte comme si j’avais une réputation à préserver, alors que ce n’est pas vraiment un scoop. Je me résous presque toujours à porter assistance aux autres quand je suis responsable de leur malheur, simplement je le fais avec un grognement, marque de fabrique du satyre balafré. Mais je n’ai pas l’intention de dissiper si tôt ses doutes concernant le partage du lit dont il a été question tout à l’heure, et d’ailleurs je me demande si sa réflexion ne vise pas uniquement à me faire réagir. Je contemple de nouveau sa nageoire un court instant en suivant son regard, avant de m’approcher du lavabo pour y glisser le bout de ma chemise recouvert du champagne de l’autre folle.  « Ah oui, et tu comptes faire quoi exactement ? » Je l’interroge en me tortillant pour nettoyer la tâche. Non parce que sa petite menace de poser ses doigts de sirène sur moi ne m’effraie pas des masses. Je me dis qu’après lui avoir démontré que je suis capable de la maîtriser en moins de trois secondes, elle n’osera probablement pas trop flirter avec cette interdiction. Un frôlement, une tape sur la joue, un contact léger et bref, je gère. Simplement je l’exclus en prévention.

« Je sais, mais j'faisais la remarque quand même. » Chassez le naturel il revient au galop, comme on dit, hein. En fait, je crois n'avoir jamais été confrontée à pareille expérience auparavant. Celle d'être obligée de cohabiter avec un certain nombre de personnes, j'veux dire. De personnes inconnues et aussi éclectiques, qui plus est. Le maximum de personnes avec qui j'ai dû avoir à cohabiter dans ma vie doit tourner aux alentours de deux. Ma mère, et ma soeur. Puis ma meilleure amie quand je squatte chez elle, mais on est que elle et moi, dans ces cas-là. Elles me manquent, toutes les trois, d'ailleurs. « Merci. » C'est vrai, je sais pas comment j'aurais fait s'il ne m'avait pas aidée, n'empêche. Je roule des yeux, j'étouffe. Je pointe du doigt la mini fenêtre de l'autre côté de la pièce pour qu'il l'ouvre. Je secoue la tête, j'expire, c'est bon Saana, pense à autre chose. Je ferme les secondes dix secondes sans parler, puis ça y est, c'est fini. Ça va mieux. Je croise le regard de Reno, merde, il va me prendre pour une folle. Tant pis j'ai l'habitude. Il a l'air fâché. « Pourquoi tu souris jamais ? » Désolée pour la question hors sujet qui n'a absolument aucun rapport avec le reste de la conversation, mais fallait que j'demande. Ça me tracasse depuis tout à l'heure. Même moi qui suis la reine des râleuses je souris plus que lui. Alors je m'demandais, voilà. Qu'est-ce qu'il fait chaud dans cette pièce. Je souffle. Il m'dit qu'il faut pas que je m'habitude à ce qu'il soit sympa avec moi, qu'il ne s'inquiète pas c'est pas le cas, mais je sais bien que ça l'emmerde quand on souligne qu'il fait des trucs gentils. Je sais pas, je crois qu'il aime bien quand les gens l'aiment pas, qu'ils pensent que c'est un mec pas bien. J'suis pas si sûre qu'il en soit un, mais c'est en tout cas l'image qu'il veut apparemment donner. C'est dommage, limite je commence à avoir de la compassion pour lui. Marrant hein. Ce que je compte faire ? Je souris mais je ne réponds pas à sa question, pas la peine. Je continue à fixer mes écailles. Ça sèche pas putain. Mes yeux font l'aller-retour entre mes écailles et l'eau sur le sol. « En fait faudrait aller ailleurs. Parce que quand j'aurais récupéré mes jambes, je pourrais pas marcher par terre.. du coup. Tu vois ? »

Elle me remercie. Quand même. Et je m’évertue à faire disparaître la tâche de champagne quand je perçois un mouvement de la brune qui attire mon regard. Elle me montre la fenêtre du bout du doigt, et je fronce les sourcils en l’observant sans comprendre. Quoi, qu’est-ce qu’elle a, elle nous fait un malaise de sirène là ? Je réagis finalement, ouvrant la vitre pour lui permettre de souffler, avant d’afficher un air contrarié. Cette fille est enchevêtrement de nœuds qui semblent particulièrement difficiles à démêler. Un jour, il va falloir qu’elle me parle de ses insomnies et de ses crises d’angoisse. Un jour … parce qu’elle s’engage sur un autre sujet qui me laisse penser qu’elle n’a pas envie de s’étaler sur cet étrange épisode. Et pourtant, j’aurais préféré qu’elle le fasse plutôt qu’elle m’interroge sur mes expressions faciales. Question presque blessante qui pointe une évidence douloureuse : ça fait longtemps que je n’ai trouvé aucune raison valable de sourire. Mon neveu m’a déjà posé la même question, et je me suis trouvé bien emmerdé pour lui expliquer pourquoi certaines personnes ne sont tout simplement pas heureuses. Alors je lui ai servi un mensonge sur mes cicatrices, des nerfs endommagés qui m'empêchent de sourire. Je sais bien que d’ici quelques années il va comprendre que je lui ai raconté des conneries, mais pour l’instant ça fait l’affaire. « Ça donne des rides. » Je réponds en frottant ma chemise sans lui lancer un regard. « Et puis ça jure avec mon style de bad boy balafré. » Blague. Je pourrais presque lui retourner la question d’ailleurs, je ne l’ai vue crisper ses lèvres qu’une seule fois quand j’y pense. Enfin j’imagine qu’une, c’est toujours mieux que zéro. Finalement je me tourne vers elle, scrutant ses pupilles sombres. « En fait, je crois que j’ai oublié comment ça fonctionne. » Tout simplement. Comme l’étoile de mer avec ses jambes, il faudrait qu’on m’apprenne comment ça marche, de sourire. Quand il faut le faire. De quelle façon. « Avoue, c’est juste que tu crèves d’envie de piétiner ma règle. Encore. » J’arrête de frotter mon vêtement, mon cerveau tentant de mettre en balance le pour et le contre. D’un côté je ne peux pas la laisser plantée là, elle y passerait la nuit et c’est un peu de ma faute. Mais d’un autre côté la transporter jusqu’aux cabines ce serait vraiment, vraiment très frustrant. Je lâche un soupire discret avant de m’avancer vers elle, renouvelant mon porter de jeune marié qui s’apprête à franchir le seuil de notre maison. « Accroche-toi. » Je la soulève délicatement en me dirigeant vers la sortie, prenant soin de ne pas glisser sur le sol humide. « Si tu pouvais me raconter un truc ce serait bien. N'importe quoi. » Histoire que je me concentre sur autre chose que son corps entre mes bras. Et là je me rends compte d’un truc : elle ne risque pas de se transformer au milieu du trajet, pas vrai ? Parce que ce serait carrément super gênant. « Comme par exemple la première fois où t'as fait l'une de ces crises qui te coupent le souffle. » Simple suggestion. Et je franchis la porte du charnier avec mon colis, titubant légèrement au gré des mouvements du bateau.